un verre contre l'obscurité / rose

Silence. Il t'écrase, t'étouffe. Une camisole de force qui t'entoure, t'empêche de bouger. En ouvrant les yeux, tu ne vois que l'obscurité. Elle t'observe, te juge. Mais tu n'es pas du genre à te laisser aller. Tu n'as pas l'habitude. De dormir dans un lit aussi confortable, au matelas si moelleux. Tu dors avec tes trois autres frères dans une pièce exiguë, vos lits collés l'un contre l'autre. L'intimité n'est pas une notion que tu assimiles très peu, à cause de ça. Toujours une respiration à tes oreilles, un ronflement dans la pièce. Les bruits de l'extérieur qui te bercent. Les cris. Les jappements des chiens errants. Des gifles de tes voisins, qui durent depuis des années. Là, tu es seul. Tu as l'habitude aussi, de ça. Ceux comme toi ne se font jamais beaucoup d'amis. On les évite, on leur jette des pierres. C'est étrange pour toi, parce que là, aucun danger ne rôde. Tu n'as pas besoin de rester sur tes gardes, les muscles tendus, prêts à s'activer à la moindre menace. C'est ta première nuit à l'hôtel. De toute ta vie. Tes maigres économies t'ont permis, en partie grâce au rabais accordés aux participants à la croisière, de de louer deux nuits. Et là, une heure seulement après t'être glissés sous les épaisses couvertures, tu n'arrives pas à dormir. Impossible. Trop de silence. La fatigue qui ne semble pas vouloir s'emparer de toi. Alors sans savoir pourquoi, tu quittes la chambre, vêtu d'une chemise grise presque noire. Tu es arrivé il y a quelques heures en Namibie, n'ayant pas encore eu le temps de quitter l'hôtel. Mais là, tu as besoin d'un verre. De sentir quelque chose te brûler la gorge, t'embrumer l'esprit. Alors en t'accoudant au bar, tu remarques que tu es l'un des seuls présents encore à cette heure de la nuit. Cela ne t'intéresse pas. Le serveur s'approche, prenant ta commande. « Un rhum krpaya ... s'il vous plait. » Tu cherches tes mots, la fatigue n'aidant pas. Le serveur hoche la tête avant de s'en aller à ses bouteilles. Dans ton pays natal, l'alcool est théoriquement interdit. Mais pas pour les chrétiens. Sauf que la pauvreté qui vous écrase vous empêche d'en acheter. Contradictions injustes, incompréhensibles. Ce n'est que depuis que tu fréquentes l'université, où certaines fêtes réunissent des élèves plus fortunés, que tu as pu découvrir peu à peu d'autres saveurs que les produits distillés bas de gamme qui se vendent dans ton quartier misérable.

@rose harrington

L'orphéon inébriant vient t'estampiller le crâne, le réveil est rapide, sec. Tes nerfs sont mis à rude épreuve, le vacarne des enfants dans les corridors t'empêche de trouver le sommeil que tu souhaites tant et lorsque tes pupilles décident enfin de clore la journée un nouveau bruit vient t'extirpé de ton sommeil. Tu déambules dans ta chambre comme une poupée de chiffon, on ne veut pas te laisser dormir tu vas devoir faire avec. Tu viens revêtir tes épaules de ta veste en cuire sur laquelle tes initiales sont gravées au-dessus d'une tête de lion. Rapidement comme une reine de la nuit tu débarques dans le bar de l'hôtel, directement tes yeux sont éblouies par des écorchures nitescentes le long du bar. Des stries kaléidoscopiques t'obligent à écarquiller les pupilles. Le rythme cadencé du disque qu'y tourne au fond de la pièce te donne envie de te choir à son rythme, faire de toi la seule et unique reine des lieux dont l'ovale parfait de ton faciès ferait courber une reine d'Egypte. La pièce est vide personne n'est venu s'alléger de son exuvie diurne, seul au loin une silhouette se distingue. Le bar est ce bout de symbiose entre le morne et l'illusoire où pauvre et riche ce mélange sans aucune distinction. Tu as cette envie de livrer ton corps au désir de Dionysos, d'ingurgiter n'importe quel alcool dans ton gosier, de sentir cette sensation de brûlure et de t'endormir sous l'effet fatiguant de l'alcool. Tu te retrouves rapidement assise à côté d'une personne que tu ignores tu n'es pas là pour faire connaissance simplement pour boire pour éviter de tuer l'un de ses gosses. Le barman vient prendre ta commande, il ne fait aucune remarque sur ton style vestimentaire plus que négligé il ne veut qu'une seule chose que tu remplisses son compte en banque. « Un verre de vodka, bien fort, merci. » Aussitôt demandée, aussitôt livrer tu viens enfermer le verre entre la pulpe de tes doigts. Si ton père serait-là il viendrait glisser une corde autour de ton cou, heureusement pour toi tu fais ce voyage en solitaire et ce n'est pas plus mal tu as bien besoin d'un peu de repos loin du capharnaüm de Manhattan. Tu viens inhibé ton verre, la quintessence de l'ivresse se matérialise dans ton gosier, tu viens accueillir la sensation de brûlure d'un sourire sur tes lippes avant de venir claquer ton verre contre le bar. Tu te retournes sans aucune raison en direction de l'homme non loin de toi sans pour autant lui offrir un regard, un sourire, hautaine t-elle une lionne comme à ton habitude.

@semuel khan

Tu n'es plus seul dans le bar. Une jeune femme, sans doute dans la même tranche d'âge que toi, fait son apparition. Tu restes un moment à l'observer du coin de l'oeil tandis qu'elle s'avance. Elle est belle. Son visage parfait, sa démarche chaloupée. Sans pouvoir t'en expliquer la raison, tu lui trouves quelque chose de félin. Incroyablement beau, mais sous sa fourrure, quelque chose de dangereux, sans pitié. Mais il ne s'agit là que de ton instinct. Car déjà elle prend place à côté de toi. Sans une once d'hésitation, elle commande une vodka. Tu hausses un sourcil, presque étonné. Tu as l'impression de te retrouver face à un miroir, âme vagabonde cherchant à éloigner quelque chose par l'alcool. Un léger sourire étire tes lèvres alors que tu portes le verre à ta bouche. Le goût ambré, sucré, du rhum s'efface bientôt, alors que les embruns plus forts envahissent ton palais, te brûlent la gorge tout en s'enfonçant en toi. Alors que tu reposes le verre sur le bar usé par le temps et les innombrables clients comme toi, qui, par des soirées solitaires, se retrouvent ici à boire, tu sens un regard. Cette étrange sensation d'être observé. Alors tu te retournes vers l'inconnue. Ses yeux ne sont pas posés sur toi, mais sa posture pointe dans ta direction. Tu fiant à toi-même, tu trouves quelle possède une certaine arrogance, une certaine fierté. « Du mal à dormir ? » Tu as bien pesé tes mots, prenant soin de ne pas te tromper dans tes mots malgré ton accent. Reprenant une gorgée de rhum, tu te demandes si l'inconnue fera souffler toute son indifférence sur toi, mettant fin à une discussion jamais commencée, ou si au contraire elle t'accordera un peu d'attention. Mais en attendant, tu savoures ton verre. Le plus simplement du monde.

@rose harrington